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Interview

Matthieu Lépine : « le nombre de morts au travail n’a jamais été aussi élevé depuis 20 ans »

Au moins trois personnes sont mortes pendant leur travail le samedi 10 février, et autant cette semaine. Alors que le bilan s'élève désormais à 40 victimes depuis le début de l'année 2024, Matthieu Lépine revient avec nous sur les causes de ces « accidents » trop souvent traités comme des faits divers inéluctables.

Dorian Maffei

16 février

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Matthieu Lépine : « le nombre de morts au travail n'a jamais été aussi élevé depuis 20 ans »

Crédits photo : Cj24/Wikimedia Commons (photo d’illustration)

Le samedi 10 février, trois travailleurs ont trouvé la mort durant leur travail : un pompier est mort en intervention dans l’Aisne, un livreur à vélo a été fauché par une voiture à Lille et, dans le Gard, un employé d’un drive Leclerc a fait une chute en tentant de récupérer un colis resté coincé.

Mercredi, un chauffeur est mort d’un malaise en conduisant son poids-lourd dans le Calvados. Et jeudi, en Haute-Saône, un ouvrier est mort écrasé par le chariot élévateur qu’il déchargeait tandis qu’un un autre a perdu la vie dans l’Aveyron lors d’un accident avec son engin de chantier.

Ces nouvelles victimes font monter le décompte des personnes mortes au travail à au moins 40 depuis le début de l’année 2024, selon le recensement sur Twitter/X de Matthieu Lépine, auteur de l’Hécatombe invisible aux éditions du Seuil. 2022 avait été une année record depuis plus de vingt ans avec 903 personnes décédées durant leur activité professionnelle.

Professeur d’histoire géo, Matthieu Lépine recense depuis 2019 les morts au travail sur son compte X/Twitter. Pour Révolution Permanente, il a accepté de revenir sur les causes structurelles de ces morts, résultant de choix politiques et économiques et trop souvent reléguées au rang de faits divers.

Ubérisation, immigration, intérim… Quand l’organisation de la précarité sacrifie la vie des travailleurs

Dans son recensement non exhaustif de 2023, Matthieu Lépine dénombre environ 23% d’ouvriers et artisans du BTP, 16% d’agriculteurs et ouvriers agricoles, 14% de chauffeurs routiers et 11% d’ouvriers de l’industrie.

Parmi les 37 personnes qui ont trouvé la mort cette année en seulement un mois et demi, le professeur décompte huit chauffeurs routiers, plus de neuf ouvriers et artisans de la construction et plus d’une dizaine d’autres ouvriers. Matthieu note que les trois grandes causes structurelles des accidents du travail sont la précarisation des travailleurs, l’intensification du travail, et son externalisation—notamment par le recours à la sous-traitance et à l’intérim, ce qui casse le pouvoir syndical et favorise la déresponsabilisation de la direction de l’entreprise.

En effet, selon le Monde, les intérimaires ont deux fois plus de probabilité de mourir au travail que les autres travailleurs. « Parmi les principales victimes des accidents du travail, on retrouve les travailleurs intérimaires, déjà parce qu’ils sont plus vulnérables, souvent jeunes, peu expérimentés et pas forcément toujours bien formés, et parce que la précarité de leur contrat de travail, la peur de ne pas être renouvelés et de ne plus avoir d’argent les pousse parfois à accepter des conditions de travail plus difficiles, qu’ils n’auraient peut-être acceptés s’ils avaient eu un CDI, et à davantage se taire », nous dit Matthieu.

Une logique qui, poussée à son maximum, mène à « l’uberisation » : « Là, le travailleur est carrément poussé à prendre des risques. En plus, à la fin, s’il lui arrive quelque chose, il doit se démerder tout seul parce qu’il est soi-disant son propre patron, alors qu’en réalité il est juste piégé par ce système-là  », explique-t-il. Et la mort sur le lieu de travail n’est pas réservée qu’aux salariés et travailleurs des plateformes, elle touche également de nombreux artisans. « On le voit aussi de plus en plus avec les auto-entrepreneurs, des travailleurs qui étaient salariés jusque-là, qui décident de monter leur boîte pour ne plus avoir de patron et qui se retrouvent dépendants voire même dans une situation pire qu’avant, parce que l’auto-entrepreneur a besoin de chantiers, de renouveler son carnet de commandes. Beaucoup travaillent pour une ou quelques entreprises exclusivement. Sauf que ce ne sont plus leurs employeurs, dorénavant ce sont leurs clients. Et quand il leur arrive un accident, ces entreprises jouent en disant, “C’était son propre patron, il prenait ses propres responsabilités". Des inspecteurs de travail me racontent que, parfois, ils arrivent sur des chantiers et sur le toit, il y a quatre types et ce ne sont que des auto-entrepreneurs.  »

Les étrangers, qui représentent une main d’œuvre plus facilement exploitable grâce au racisme et la très forte précarisation notamment les travailleurs sans-papiers, sont davantage contraints à accepter ces emplois mal payés, peu stables et aussi plus risqués. Plusieurs des victimes de cette année étaient d’une nationalité étrangère, roumaine notamment.

Le monde agricole (paysans et ouvriers agricoles) est également particulièrement touché avec trois personnes mortes durant leur travail en ce début d’année 2024, et au moins 152 en 2022 d’après le travail de Matthieu.

La France en tête en nombre de morts du travail : les politiques sont responsables

La France se classe parmi les pays avec la plus forte mortalité au travail en Europe, avec plus de 3 décès (uniquement parmi les salariés du privé) pour 100 000 employés aux côtés de la Lettonie, la Lituanie et la Roumanie. « Au niveau européen, quand bien même la comptabilisation n’est pas la même d’un pays à un autre, quand on voit la différence entre la France et la moyenne européenne, et même de pays comme l’Allemagne, on voit qu’on est vraiment en très très mauvaise position. En même temps, il ne faut pas croire que si on passe la frontière ces problèmes n’existent pas » explique Matthieu. «  On voit qu’en France il y a un nombre de morts au travail sur les dix dernières années qui ne baisse plus. Pire, depuis 5-6 ans maintenant il augmente et assez fortement puisqu’en 2022 on aurait au moins 903 morts au travail, sans prendre en compte les maladies professionnelles ni les accidents de trajet. Sur les vingt dernières années il n’y a jamais eu un chiffre aussi élevé, et je n’ai pas été regarder plus loin dans le passé ».

Par sa politique, Emmanuel Macron n’a fait qu’aggraver cet état de fait. Dès 2017, il supprimait par ordonnance les critères de pénibilité ainsi que les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Quatre ans plus tard, leurs missions ont depuis été « fusionnées » au sein du CSE (CSSCT). « Par cette fusion ils ont complètement absorbé tout le pouvoir du CHSCT et il n’en reste plus grand chose. Avant, un CHSCT avait une autonomie, un budget propre et il pouvait mener des expertises indépendantes. Aujourd’hui, il faut l’accord du CSE et souvent c’est beaucoup plus compliqué ». Résultat : les mauvaises conditions de travail prolifèrent, au détriment de la sûreté et de la santé des travailleurs.

Répondant à une autre demande du patronat, les gouvernements successifs ont aussi taillé sévèrement dans les effectifs des contrôleurs et inspecteurs du travail qui sont passés de 2250 à 1700 entre 2010 et mars 2022 selon les chiffres d’un rapport parlementaire cité par la CGT Travail Emploi Formation Professionnelle. Selon cette même source, à cette date 376 sections d’inspection n’avaient aucun agent de contrôle attitré. Il y en avait 70 de plus en mars 2023, sans oublier que plusieurs dizaines d’autres ont tout simplement été supprimées.

En pleine réforme des retraites, le ministre du travail de l’époque Olivier Dussopt s’était illustré par un mensonge à l’Assemblée en affirmant que le nombre de morts au travail n’avait pas augmenté depuis 2017. Dans le même temps, le gouvernement faisait passer sa réforme par la force alors même qu’il y a quelques années, l’artisan Michel Brahim est mort sur un chantier à 68 ans en essayant de compléter sa maigre retraite de 700€. C’est une démonstration supplémentaire que la précarité est un facteur aggravant des accidents.

Ce n’est que sur la pression du collectif des familles des victimes Stop à la Mort au Travail formé l’année dernière que le gouvernement s’est décidé à « réagir » en lançant une « campagne de sensibilisation » au mois de septembre dernier. Pour Matthieu, « Si l’action du gouvernement se limite à faire des clips de prévention, ça ne sert à rien. Les clips de préventions ne sont que utiles si derrière il y a des actions concrètes sur le terrain : un recrutement massif dans l’inspection du travail, revenir sur la question des CHSCT, sur les conditions de certains schémas de sous-traitance sur les chantiers qui, par cette occasion, diluent totalement les responsabilités. Il y a aussi des choses à faire sur la question du travail, l’indemnisation des victimes et la justice. ».

Matthieu Lépine constate aussi une certaine banalisation préoccupante des causes de la mort au travail : « Il faut arrêter de penser qu’il y a une forme de fatalité, que ce serait normal qu’il y ait des accidents graves et mortels parce qu’il y a les "risques du métier". Dans la plupart des cas, quand l’accident survient, ce n’est pas à cause de la fatalité mais c’est parce qu’il y a une organisation du travail qui a été défaillante, et c’est là qu’il faut essayer d’agir ». Il partage le constat du collectif Stop à la Mort au Travail sur l’indifférence avec laquelle sont traités les morts au travail, individualisées comme de simples « faits divers » et traitées, au mieux, par une vague brève dans la presse locale quand elles ne sont pas totalement passées sous silence ainsi que le révèle cet article récent de Splann sur le décès d’un ouvrier agricole dans le Finistère en novembre dernier.

Le 24 février prochain, Matthieu et le collectif des familles seront présents en mémoire de Raphaël Rapha, ouvrier de mareyage mort au travail en avril 2022, à la marche organisée à Concarneau par son épouse qui mène aussi une action en justice pour faire reconnaître la faute de l’employeur.

Une réaction nécessaire du mouvement ouvrier contre le système capitaliste qui sacrifie les travailleurs

Pour Matthieu : « Sur cette question on voit moins les syndicats se mobiliser. Il y en a qui sont engagés, comme par exemple la CGT dont l’avocate est impliquée dans les procédures sur les accidents mortels dans le BTP. Mais quand on voit que les derniers chiffres de 2022 annoncent un nombre de morts record depuis une vingtaine d’années, je n’ai pas l’impression qu’il y ait une mobilisation forte sur le sujet ».

Parmi les rares mobilisations, le mois dernier, les ouvriers de l’usine chimique MSSA de Pomblière-Saint-Marcel en Savoie ont mené une journée de grève pour de meilleures conditions de sécurité dans une usine où le syndicat Force ouvrière déplore une cinquantaine d’accidents en 2023, notamment des brûlures graves. À la rentrée, les salariés de Stellantis Hordain s’étaient aussi mis en grève contre les conditions de travail liées à la canicule.

La dirigeante de la CGT Sophie Binet déclarait dans le Monde la semaine dernière, à propos des accidents mortels : « On est dans un système d’impunité et d’irresponsabilité totales : il faut des sanctions, en pourcentage de chiffre d’affaires, sur les accidents mais aussi sur le défaut de prévention ».

Toutefois, la lutte pour de meilleures conditions de travail ne saurait se limiter à la seule revendication de l’amélioration de la sécurité dans les usines car, en définitive, c’est bien toute l’organisation capitaliste du travail qui est responsable des morts au travail. Face à un système capitaliste basé sur le profit qui n’a que faire de la santé des travailleurs, il est indispensable d’appuyer les revendications qui exigent de meilleurs conditions de travail, la régularisation immédiate et la liberté de circulation des travailleurs sans-papiers. Plus globalement, il faut défendre le contrôle ouvrier sur la production car les travailleurs sont les seuls à même de déterminer les conditions de production dans lesquelles leur santé sera au mieux préservée.


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